Fondements théoriques

Résolument pragmatique, le dispositif APESA a pour finalité concrète d’apporter une réponse à la détresse et aux idées noires de certains entrepreneurs tentés par l’abîme, et de donner aux professionnels qui les accompagnent au quotidien, des outils simples adaptés à ces situations extremes.

Le suicide étant selon Albert Camus le seul problème philosophique vraiment sérieux, les fondateurs d’APESA ne pouvaient éviter de chercher à lui donner des racines solides ancrées dans divers courants philosophiques ou différentes approches innovantes afin que cette demarche ne soit pas tout à fait un ovni dans le paysage juridique français.

  • Le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme

Ce préambule nous rappelle simplement que « la reconnaissance de la dignité (…) constitue la base (…) de la justice ».

L’expression des idées noires lors des audiences ou les comportements désespérés témoignent que certains ont à leurs yeux, perdu cette dignité qu’APESA se propose de contribuer à restaurer.

  • La « Jurisprudence Thérapeutique »

TJ_Logo_No_Words_TransparentCe concept de Jurisprudence Thérapeutique (TJ), a été créé en 1991 par le professeur David B. Wexler et consiste dans l’examen pluridisciplinaire de l’effet de la loi sur la santé mentale et émotionnelle des personnes impliquées dans le processus judiciaire, du justiciable aux autres acteurs juridiques, comme les juges, les avocats, les greffiers, mandataires…

Christophe Delattre, vice-procureur au Tribunal de grande instance de Valenciennes, a récemment publié un éditorial intitulé La souffrance du chef d’entreprise face à la défaillance de son entreprise (BJE juill. 2015, p. 201, n° 112h1 ; diffusé avec l’aimable autorisation de Lextenso éditions).

Un article de Michael L. Stines (2005 ; en anglais) intitulé Must We Bankrupt The Spirit Also?: The Benefits Of Incorporating Therapeutic Jurisprudence Into Law School Bankruptcy Assistance Programs, reprend les fondements de la Jurisprudence Thérapeutique et les bénéfices que peuvent tirer les étudiants en Droit des procédures collectives de la connaissance de ce courant doctrinal.

La souffrance morale transcende les catégories sociologiques. En Grande Bretagne, une campagne nationale de prévention de la souffrance morale liée aux dettes (CAMIADCampaign for Awareness of mental illness among debtors) est organisée.

En France, Martine Evans, professeur à l’université de Reims, faculté de droit, dans un article intitulé Révolutionner la pratique judiciaire : s’inspirer de l’inventivité américaine, publié dans le Recueil Dalloz du 22 décembre 2011, n° 44 avait attiré l’attention sur cette approche novatrice.

Un contact direct est maintenant établi avec le professeur Wexler et un article de maître Binnié (greffier du Tribunal de commerce de Saintes) d’abord publié par Lexis Nexis dans la revue des procédures collectives, intitulé A Special Unit To Avert Entrepreneurs’s Relocation To A Better World (2014, étude 6) a été intégré dans la bibliographie internationale de la TJ.

  • La justice durable

logo1Paul Ricœur le disait merveilleusement lors de sa conférence prononcée à la Cour de Cassation le 12 décembre 1991, « derrière le procès, il y a le conflit, le différend, la querelle, le litige ; et à l’arrière-plan du conflit il y a la violence. » Et nous pouvons ajouter la souffrance.
Dans sa finalité première, l’acte de juger consiste donc à séparer, à distribuer ce qui est juste et injuste, à départager, certes. Mais départager, c’est aussi « faire reconnaître par chacun la part que l’autre prend à la même société que lui ».

Alexandre de Savornin Lohman, ancien avocat néerlandais a fait sienne cette approche de Paul Ricœur et appliqué à la justice les principes de la sociabilité durable. « La sociabilité durable apporte aux systèmes juridiques d’importants principes directeurs qui encouragent un changement progressif afin qu’ils puissent contribuer plus efficacement à l’harmonie sociale. Les systèmes judiciaires doivent profiter des conflits autour d’intérêts matériels et des actes délictueux pour encourager l’amélioration des relations et du tissu social en considérant l’avenir le plus favorable et durable pour toutes les parties prenantes. »
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  • L’approche par les capacités

Les praticiens et les processualistes le disent, « le justiciable (i.e. le débiteur) doit être un acteur de sa procédure. » Or l’état psychologique de certains les empêche même d’être acteurs de leur vie.

En complément des principes de la justice formelle, en partie résumés dans l’article 6 de la Convention Européenne des droits de l’homme , il y a aussi place pour une approche de la justice fondée sur la vérification de la capacité (capability) du justiciable « en chair et en os » à exercer ses droits. Cette approche qui est notamment défendue par le prix Nobel d’économie Amartya Sen et Martha Nussbaum permet d’articuler finement le nécessaire respect de l’égalité et « le fait que les individus peuvent avoir besoin de différentes quantités de ressources pour atteindre le même niveau de capacité » .

  • La reconnaissance de la souffrance morale du justiciable

Sommairement résumé, le dispositif APESA consiste dans la reconnaissance de la souffrance morale aiguë du justiciable dans le cours d’un processus judiciaire.

Ce n’est pas cette reconnaissance qui pose problème, mais son déni.

Des philosophes bien connus, Axel Honneth et Paul Ricœur ont depuis longtemps défriché cette notion.

« Le danger inhérent à l’attrait quotidien qu’exerce le modèle de la connaissance est si grand qu’il exige que l’on rappelle sans cesse le fait de la sympathie réciproque ». Ce qui fait dire à maître Binnié (greffier du Tribunal de commerce de Saintes) que le « justiciable n’est pas un invariant ».

Habituée à vérifier des identités, la justice, dépassant grâce à Paul Ricœur, la crainte initiale pour le « mauvais infini » de la reconnaissance, doit contribuer si nécessaire rappeler que « l’homme est un étranger pour l’homme certes, mais toujours aussi un semblable ».

  • La philosophie du soin

La philosophie du « care » ou du soin, prônée par Joan Tronto nous ramène à la simplicité.

« La vulnérabilité a d’importantes conséquences morales. Elle apporte un démenti au mythe selon lequel nous serions des citoyens toujours autonomes et potentiellement égaux ». En soulignant la fausse dichotomie entre care et justice, elle rappelle que « dans les périodes de transition, les problèmes posés par la relation entre théorie et pratique se complexifient. »

Le care préserve APESA des égarements en décrivant précisément comment les éléments d’une éthique professionnelle : l’attention à autrui, la prise en charge, la compétence et la capacité de réponse, doivent s’ajuster pour former un ensemble de compétences professionnelles nouvelles.

  • Les travaux d’Olivier Torres sur la santé des dirigeants

Les propos d’Olivier Torres ont la clarté de l’évidence (parfois niée) et ses travaux innovants réalisés au sein de son observatoire de La santé du dirigeant Amarok font référence.logo

« L’entrepreneur est le soldat des temps modernes, le fantassin qui s’engage volontairement pour occuper le front de la guerre économique mondiale. Le seul problème est que l’on a oublié l’infirmerie ».

Ceux-ci ont démontré le lien étroit entre le statut juridique de l’entrepreneur et son rapport à sa santé physique et mentale.

Un travail de recherche mené par Olivier Torres, en collaboration avec le tribunal de commerce de Saintes a récemment débuté et a pour objet d’évaluer spécifiquement la santé des entrepreneurs dans le cadre des procédures collectives.

Il est proposé aux entrepreneurs faisant l’objet de ces procédures de répondre téléphoniquement à un questionnaire nourri. Aucun refus n’a encore été constaté.

Ces travaux feront bien entendu l’objet d’une prochaine publication.

  • La phénoménologie

La description du phénomène de la souffrance du justiciable dans le processus judiciaire est facilitée par le recours à la phénoménologie, fondée au début du XIXème siècle par le philosophe allemand Edmund Husserl.
Il s’agit de « sauver les phénomènes », afin de les « arracher à la dissimulation dans laquelle nos idées préconçues et nos habitudes de pensée les relèguent ».
Cette pratique phénoménologique, résumée dans le terme grec « épochè », qui signifie suspension du jugement et participe du dispositif APESA, a déjà en elle-même une vertu thérapeutique.

  • L’éthique de la discussion

A côté de la « rationalité instrumentale » ou de la « rationalité stratégique » théorisées par Max Weber et incarnées par exemple par la maximisation de l’utilité propre à l’homo oeconomicus ou à l’utilitarisme, il y a place pour une « raison communicationnelle », invoquée par Jürgen Habermas et Karl Otto Apel qui intègre les valeurs éthiques et les principes moraux dans une procédure de discussion argumentée.

Contrairement à la « rationalité instrumentale » portant sur l’adaptation des moyens aux fins, la rationalité communicationnelle est donc à la fois procédurale et moralement orientée, puisqu’elle ouvre la raison aux sphères de l’éthique et de la morale.

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La diversité des approches pour appréhender le dispositif APESA ne témoigne que de sa nouveauté dans l’univers des juristes français.

Loin de tendre à la confusion et à l’émergence d’une « jurisprudence sentimentale », la banalisation qui résultera de sa généralisation, de la meilleure harmonie entre la théorie et les pratiques professionnelles, de l’évolution de la pédagogie juridique, démontrera qu’il ne concourt bien en fait qu’à la « réalisation du droit ».